Sénégal: Une Liberté Surveillée

LE COMITÉ POUR LA PROTECTION DES JOURNALISTES: RAPPORT SPÉCIAL
Le 3 juin 2005

DAKAR, Sénégal–Lorsque l’UNESCO, l’agence des Nations Unies chargée de promouvoir l’échange des idées et de l’information, a choisi la capitale de ce pays d’Afrique de l’Ouest pour célébrer la Journée mondiale de la liberté de la presse le 3 mai, ce fut une prestigieuse reconnaissance du Sénégal en tant que modèle de stabilité dans une région déchirée par la violence. « En décidant de célébrer la Journée mondiale de la liberté de la presse cette année a Dakar, la communauté internationale rend hommage aux efforts indéniables du Sénégal en faveur de la promotion de la démocratie », a notamment déclaré le directeur de l’UNESCO Koïchiro Matsuura, dans la grande salle de conférence du luxueux hôtel Méridien Président de Dakar.

Mais pendant même que la liberté de la presse était au centre des célébrations au Méridien, des journalistes et des défenseurs de la presse étaient plongés dans un difficile combat resté vain jusque-là – pour se débarrasser d’une série de lois qui permettent d’emprisonner les journalistes sur la base de leurs écrits. Après l’emprisonnement en juillet 2004 d’un journaliste respecté sous le coup d’une loi vaguement formulée et portant sur l’atteinte à la sécurité de l’Etat, le président Abdoulaye Wade avait promis de supprimer cet article du Code pénal et de se débarrasser des sanctions pénales pour les délits de presse. Pourtant, presque une année après, il y a eu très peu de progrès vers la réalisation de ces objectifs, et le gouvernement du président Wade veut limiter la portée de la réforme.

A bien des égards, le Sénégal peut se targuer d’avoir une démocratie stable et fonctionnelle. Sa presse large et diversifiée est une des plus solides du continent, et ses journalistes ont un degré de liberté inimaginable dans d’autres parties de l’Afrique de l’Ouest – une région où l’on retrouve des points noirs, telles la Gambie, où un journaliste indépendant très respecté a été assassiné en décembre; la Côte d’Ivoire, où le travail des journalistes est rendu très difficile par un conflit amer; et la Guinée, où le gouvernement tient en bride la minuscule presse indépendante.

Mais beaucoup de journalistes sénégalais croient que le maintien dans leur pays de lois répressives portant sur les médias constitue une menace à long terme à la liberté de presse, même si ces lois sont rarement utilisées. Ils soulignent à ce titre les progrès réalisés dans d’autres démocraties qui se sont débarrassées de lois répressives pouvant être utilisées contre les journalistes. En 2001, le gouvernement ghanéen a abrogé des lois prévoyant des sanctions pénales pour les délits de diffamation, de publication de fausses nouvelles et d’outrage au chef de l’Etat, et des mouvements pour dépénaliser les délits de presse se sont multipliés à travers l’Afrique.

« Ça fait presque dix ans que les journalistes sénégalais se battent pour que les délits de presse ne conduisent plus les journalistes en prison », dit Abdou Latif Coulibaly, un journaliste sénégalais qui enseigne aussi le journalisme. « Mettre en prison un journaliste pour ses écrits, même s’ils sont diffamatoires, nous paraît [un] extrêmement grave danger pour une démocratie ».


e Syndicat des professionnels de l’information et de la communication (SYNPICS) a depuis longtemps mis la pression sur le gouvernement pour faire révoquer des lois permettant l’emprisonnement de journalistes sur la base de leurs écrits, mais les efforts du syndicat n’ont jamais eu de grande ampleur jusqu’en juillet dernier. C’était lorsque Madiambal Diagne, propriétaire et directeur de publication du journal privé Le Quotidien, fut emprisonné. Diagne était sous le coup d’une loi faisant référence à l’atteinte à la sûreté de l’Etat – connu sous le nom d’article 80 du Code pénal sénégalais. C’était après avoir écrit des articles sur une présumée ingérence du pouvoir exécutif dans les affaires de la justice, et sur une affaire de corruption dans les services douaniers. L’article 80 incrimine toutes « manœuvres et actes de nature à compromettre la sécurité publique ou à occasionner des troubles politiques graves » et le Code de procédure pénale du Sénégal prévoit la détention de toute personne inculpée sous le coup de cette loi. Diagne a obtenu une liberté provisoire après plus de deux semaines de prison, mais les charges retenues contre lui courent toujours.

Le premier des articles de Diagne révélait qu’une enquête du Ministère des Finances avait trouvé des preuves de détournement de fonds publics par l’ancien directeur des douanes. Selon l’article le Ministère avait informé le président du détournement de ces fonds, avant d’aboutir à une inculpation du directeur de la douane. Une copie de la note du ministère à Wade, frappée du sceau « SECRET », était publiée dans le journal, à côté de l’article.

Le second article rapportait que le président et le Ministre de la Justice d’alors, Serigne Diop, auraient décidé de muter des juges qui ne partageaient pas leurs points de vue, décision qui aurait provoqué la colère au sein du corps judiciaire. L’article citait comme exemple la décision d’affecter un juge « suite à un bras de fer qui l’opposait aux autorités de l’Etat ».

« C’était quelqu’un qui fouinait partout, et il était percutant, et il livrait beaucoup de secrets », dit Boucounta Diallo, avocat de Diagne et éminent défenseur des droits de l’homme. Diallo a dit au CPJ que l’inculpation sous le coup de l’article 80 visait à envoyer Diagne en prison. « Comme l’article 80 disait que le mandat de dépôt était obligatoire, c’était une manière de faire pour que Madiambal Diagne aille en prison ».

Selon Alpha Sall, secrétaire général du SYNPICS, ce cas a mobilisé la presse et la société civile. « On a toujours dénoncé ça. Mais les gens n’ont jamais fait attention, parce que comme je vous ai dit, jamais on n’a mis des gens en prison… Donc quand il y a eu l’affaire Madiambal Diagne, tout le monde – le président, les hommes politiques, les journalistes – ils ont compris ce que disait le SYNPICS ».

Des journalistes et des organisations de la société civile ont organisé une série de manifestations publiques auxquelles ont pris part des centaines de gens qui protestaient en brandissant des pancartes et en lançant « Libérez Madiambal » à travers des hauts parleurs. Le SYNPICS a organisé un sit-in au Ministère de l’Information et a menacé de décréter une grève générale. Les médias ont aussi observé une « journée sans presse » où les journaux ont suspendu leur publication, tandis que les stations de radio privées passaient des chansons de protestation et diffusaient des commentaires sur la liberté de la presse. Le journal Le Quotidien a sorti un numéro spécial dont l’éditorial, reproduit par beaucoup de journaux privés dakarois, a accusé le gouvernement d’avoir choisi « la stratégie de l’intimidation et l’escalade afin d’installer la panique dans nos rangs ».

En fin juillet 2004, Wade était soumis à une intense pression nationale et internationale suite à l’emprisonnement de Diagne. Après un voyage en France pendant lequel le Président Jacques Chirac a évoqué la question, Wade a annoncé qu’il ferait abroger l’article 80 du Code pénal. Selon les journalistes locaux, c’est une promesse que le président avait déjà faite alors qu’il était leader de l’opposition dans les années 90 ; il a lui-même été envoyé en prison sous le coup de cet article, pour son implication supposée dans des émeutes. (Wade a été élu président en 2000 après deux décennies pendant lesquelles il était « l’éternel rival » – comme l’écrivait Le Monde – de l’ancien président Abdou Diouf.)

En octobre, Wade a annoncé qu’il était aussi favorable à la dépénalisation des délits de presse et a demandé aux associations de journalistes de soumettre des suggestions en vue d’une réforme. Le SYNPICS a élaboré une proposition globale avec l’aide d’experts juridiques et de l’UNESCO, et l’a soumise au gouvernement en décembre. Parmi les changements préconisés figurent la dépénalisation de la plupart des délits de presse, dont les délits d’injure et de diffamation – une exception étant la diffamation ou l’injure commise envers un groupe de personnes en raison de leur race, ethnie ou religion – qui deviendraient des infractions civiles sujettes à des amendes.

elon Sall, une vingtaine de plaintes pour des délits de diffamation sont déposées chaque année contre des journalistes au Sénégal, bien que les journalistes soient rarement emprisonnés. Même quand des journalistes sont reconnus coupables, dit-il, les juges n’ordonnent pas systématiquement leur arrestation. Mais par leur seule existence, les sanctions criminelles constituent une menace pour les médias et inhibent la presse indépendante, selon des journalistes du pays.

Diagne, lui-même juriste de formation, dit qu’il n’y a pas de raison d’attendre. « Chaque jour, le gouvernement fait des projets de loi et les dépose à l’Assemblée et les fait voter », dit-il. « Je pense que ce n’était pas le travail des journalistes de faire des projets de lois. Mais puisque les gens ont accepté de le faire, ils l’ont fait. Qu’est-ce qu’attend le gouvernement pour le traduire en loi ? C’est ça la question ».

A en juger par leurs commentaires en public, Wade et des membres de son gouvernement veulent limiter la portée de la réforme. Dans un discours lors de la cérémonie de remise de prix par l’UNESCO, Wade a mentionné le projet du gouvernement de dépénaliser les délits de presse, mais il a fait une distinction soigneuse entre « délits de presse » et « délits commis par voie de presse ».

Lors d’un entretien avec le CPJ, le lendemain, le Ministre de la Justice Serigne Diop a fait clairement la distinction. « La diffamation en soi n’est pas un délit de presse », a-t-il dit. « Nous ne pouvons pas dépénaliser quelque chose qui n’est pas délit de presse. Ce n’est pas possible ».

Le ministre a reconnu que la dépénalisation de la diffamation faisait partie de la proposition soumise par le SYNPICS. « C’est leur demande, mais nous essayons de leur prouver que c’est pas possible, puisque la diffamation n’est pas un délit de presse ». Diop a dit que la culture sénégalaise était incompatible avec la dépénalisation de la diffamation. « Il y a des sociétés qui peuvent se permettre ça, mais notre société ne le permet pas », disait-il. « Nous n’avons rien de plus cher que notre honneur. Si on perd l’honneur, c’est fini ».

Par la suite Diop a été nommé Ministre d’Etat auprès du Président de la République alors qu’un nouveau Ministre de la Justice, Cheikh Tidiane Sy, prenait sa place. Cependant, la position du gouvernement paraît inchangée.

Bacar Dia, Ministre de l’Information du Sénégal, et porte-parole de Wade, a dit au CPJ dans un entretien téléphonique que le gouvernement considérait la diffamation comme un délit de droit commun, et que cela n’entrait pas dans la rubrique des délits de presse. « Nous ne sommes pas pour une dépénalisation des délits de droit commun », a-t-il dit au CPJ.

Dia n’a pas voulu donner des exemples spécifiques de délits que le gouvernement propose de dépénaliser. Le SYNPICS en a proposé plusieurs, dont l’outrage au chef de l’Etat et la publication de « fausses nouvelles ».

Plusieurs journalistes sénégalais ont dit au CPJ qu’ils étaient surpris par l’argument de Wade. Tout en reconnaissant que d’autres lois représentent une menace pour les médias, ils pensent que l’existence de sanctions pénales pour réprimer la diffamation, et la résistance apparente du gouvernement face aux projets de réforme – alors que d’autres pays du continent entérinent de tels réformes – vont à l’encontre des propos du gouvernement qui se vante d’être un leader en matière de liberté de presse.

n plus de l’inculpation sous l’article 80, Diagne a aussi été inculpé de diffusion de fausses nouvelles et de publication de documents confidentiels de l’Etat, toutes deux considérées comme des délits criminels sous les lois actuellement en vigueur. Diop a affirmé au CPJ que le « délit » le plus grave commis par Diagne était la publication du mémo secret du Ministère des Finances.

«C’est le fait d’avoir publié un document estampillé secret » , a-t-il déclaré. « Quand l’Etat met sur un document ‘secret’, c’est que l’Etat considère que c’est lié à la sécurité nationale, [et] il ne faut pas le publier ». Pour plusieurs journalistes, c’est le refus de Diagne de révéler ses sources qui a fait monter la colère gouvernementale contre lui.

Selon des journalistes de la presse locale, les sanctions pénales prévues en cas de publication de documents ayant fait l’objet de fuites constituent une grave menace. « Dans les hautes sphères de l’Etat, dans l’administration sénégalaise, on continue à cultiver le taboo, le culte de la confidentialité », déclare Jean Meissa Diop, rédacteur en chef du quotidien Wal Fadjri, (l’Aurore). « On encourage… un excès de zèle autour de la protection de documents ou bien de sources, qui n’ont pas vocation à être protégés de la sorte ».

Selon Diagne, la mobilisation contre son emprisonnement a montré la capacité des médias à influencer l’image du Sénégal. « L’objectif, c’était de me taire, en m’envoyant en prison… Mais le résultat obtenu, c’est le contraire. Finalement, ça s’est retourné contre le gouvernement. Il y a eu une mobilisation populaire énorme qu’on n’a jamais vu ici, les gens étaient dans la rue, toutes les radios en parlaient, toute l’opinion publique était braquée sur le Sénégal ».

Selon qu’on se situait à l’intérieur ou à l’extérieur de la conférence de l’UNESCO, la vision de la liberté de presse dans le pays n’était pas la même. Pendant la cérémonie d’ouverture Bacar Dia, le Ministre de l’Information, a vanté les relations entre les médias et le gouvernement sénégalais, qualifiant le Sénégal de « capitale de la liberté de la presse ».

Le 3 mai, devant la salle de conférence, les vendeurs à la criée proposaient une édition spéciale de Sud Quotidien, avec un commentaire intitulé « La presse en liberté provisoire ». Le journal privé dakarois disait que les sanctions pénales pour les délits comme la diffamation constituaient « une sorte d’épée de Damoclès suspendue au-dessus de la tête des hommes et des femmes qui exercent ce métier ».

Alexis Arieff est chercheuse au bureau Afrique du CPJ.