Une veillée en France pour les victimes de l'attentat contre Charlie Hebdo. Dans plusieurs villes de par le monde, des manifestants ont brandi des crayons et des pancartes sur lesquelles était écrit "Je suis Charlie" en l'honneur des personnes tuées au cours de l'attaque à main armée (AFP/Thierry Zoccolan)
Une veillée en France pour les victimes de l'attentat contre Charlie Hebdo. Dans plusieurs villes de par le monde, des manifestants ont brandi des crayons et des pancartes sur lesquelles était écrit "Je suis Charlie" en l'honneur des personnes tuées au cours de l'attaque à main armée (AFP/Thierry Zoccolan)

L’attentat contre Charlie Hebdo unit la France autour de la liberté d’expression, mais est-ce que la solidarité tiendra?

L’attentat contre le journal satirique Charlie Hebdo a ébranlé la France et bien au-delà. Non seulement parce 12 personnes ont été tuées de sang froid et que de nombreuses autres ont été blessées. Non seulement parce, depuis l’attentat de Bruxelles en mai dernier et le départ, ces derniers mois, de centaines de combattants extrémistes français pour l’Irak et la Syrie, le pays craignait sourdement que quelque chose de dramatique allait se passer et que finalement ça s’est passé.

L’attentat contre Charlie Hebdo a été interprété par une majorité de la société française comme une attaque frontale contre des piliers fondamentaux de la République: la liberté d’expression -même pour les idées qui offensent, qui choquent et qui troublent – et la laïcité, qui ont pour corollaire le droit de critiquer et de ridiculiser les croyances religieuses.

Charlie Hebdo a toujours suscité la controverse, mais en dépit de ses tendances anarcho-libertaires, l’hebdo faisait partie, dans une certaine mesure, de l’Establishment médiatique. Ancré à gauche, abrasif, débridé, athée et rageusement hostile aux intégrismes, il a eu le chic d’agacer une longue liste de personnalités, d’institutions et de pays. Si les cibles de ses satires n’ont pas toujours été heureuses de se retrouver dans ses pages, son cocktail de dérision extrême, de titres choc et d’humour paillard lui a valu une place spécifique, aux côtés de la presse classique, dans le camp de la liberté d’expression et de la presse. L’hebdo s’inscrivait dans l’héritage des dessinateurs et des humoristes du 19ème siècle, de Daumier à Charles Philipon, qui appartiennent aujourd’hui au panthéon du journalisme et de la politique français.

Les caricaturistes assassinés étaient des icônes. Même si beaucoup de Français n’achetaient pas le journal, il leur arrivait de le feuilleter dans un kiosque pour voir « jusqu’où ils iraient trop loin » dans leurs caricatures de chefs d’Etat, de grands patrons ou de dirigeants religieux, du Pape ou des mollahs.

Ces journalistes bruyants étaient de fortes personnalités qui ne laissaient personne indifférent. Jean Cabut, ce jeune de 76 ans qui signait Cabu, l’octogénaire Wolinski, avaient été dans cette aventure depuis des décennies. Ils ont accompagné la génération 68, des rues rebelles de Paris jusqu’à la période actuelle, marquée par le malaise économique, l’intégrisme religieux et le national-populisme. C’étaient des patriarches qui avaient refusé de remiser leurs crayons dans des tiroirs et c’est pour cette raison, pour cette passion, qu’ils étaient mercredi à la rédaction de Charlie Hebdo.

Les assassinats ont choqué le journalisme français. Certes, les caricaturistes de Charlie Hebdo n’ont pas toujours été bénits par leurs collègues, qui critiquaient leurs choix éditoriaux ou même les accusaient de provoquer les extrémistes religieux. Mais la profession s’était toujours rassemblée autour d’eux pour défendre l’hebdo lorsqu’il était la victime de menaces, d’attaques ou de procédures judiciaires. Tous les médias français et une grande partie de la presse internationale ont exprimé leur tristesse et leur indignation. Des collègues leur ont rendu des hommages empreints de tendresse, pour souligner que la plume sera toujours plus forte que le fusil. Radio France, Le Monde, et France Télévisions ont annoncé dans un communiqué commun qu’ils aideraient l’hebdo à poursuivre sa publication.

Quelques heures après l’attentat, après l’explosion des expressions de tristesse et de colère sur les réseaux sociaux, des milliers de personnes se sont spontanément rassemblées pour manifester dans de nombreuses villes, en France et ailleurs dans le monde. De hauts responsables politiques ou syndicaux, qui parfois avaient été raillés sans égards par le journal, ont appelé à participer à des marches et veilles de solidarité. Beaucoup pensent en effet qu’une ligne a été franchie.

Cette violence extrême s’est déchaînée au moment ou sévit un débat intense sur la place de l’Islam en France, au beau milieu de la montée en puissance du Front National et le jour même où Michel Houellebecq publiait son livre Soumission qui imagine la victoire électorale d’un candidat musulman aux élections présidentielles de 2022.

Charlie Hebdo, qui était si souvent sur les marges de la politique et s’amusait à déranger l’Establishment, est devenu aujourd’hui le symbole des valeurs fondamentales de la démocratie française. « Ensemble »: le mot s’est répandu partout hier, non seulement parmi les journalistes mais aussi les « simples citoyens ». #JeSuisCharlie », le hashtag a fait fureur sur Twitter et il a été brandi sur des pancartes par des manifestants, de Paris à Lyon et Bruxelles. La tuerie a peut-être été présentée par ses exécutants comme une revanche contre un magazine précis, mais la plupart des commentateurs l’ont vue comme une attaque générale contre une liberté fondamentale, une « liberté chérie ».

Cette unanimité résistera-t-elle au-delà des premières réactions d’indignation? Les émotions seront-elles opportunistement guidées vers la vengeance et la stigmatisation? Des autorités vont-elles appeler la presse à davantage de responsabilité et de respect pour des religions et des communautés, afin de protéger l’harmonie dans une société multiculturelle? Aujourd’hui la France est unie, mais dans les jours qui viennent suivront, elle risque aussi de davantage encore se diviser.

Représentant du CPJ en Europe, Jean-Paul Marthoz, est un journaliste belge et un militant de longue date de la liberté de la presse et des droits humains. Il enseigne le journalisme international à l’Université catholique de Louvain et est chroniqueur au journal Le Soir (Bruxelles).