La Mort d’un Journaliste en Erythrée

In the Fall/Winter 2007 issue


 
Posted October 3, 2007   

Paulos Kidane n’était pas un homme politique—ses passions étaient le sport et la poésie—mais il s’est trouvé pris dans le tourbillon destructeur déchirant l’Erythrée et l’Ethiopie dans les années 1990s. Déporté de chez lui, forcé dans le service des médias gouvernementaux, jeté en prison sans raison autre que la simple intimidation —l’histoire de Paulos Kidane reflète l’agonie de la presse libre dans cette région instable de la Corne de l’Afrique.

Après des années de répression,  Kidane a cherché à se libérer de l’emprise des  fracas politiques qui avaient bouleversé sa vie. Il voulait simplement faire des reportages sur les sports qu’il aimait et composer des vers au lieu de faire de la propagande. En juillet dernier, il périt en tentant de s’échapper, dans le paysage torride et impitoyable du nord-ouest de l’Erythrée.

Pour écrire son histoire, le CPJ a interviewé dix (10) personnes de la diaspora érythréenne, dont la plupart se sont exprimés dans l’anonymat car leurs familles sont vulnérables aux représailles du gouvernement. Le CPJ a aussi fait le point sur une douzaine de notes que Kidane a pu envoyer hors du pays.

Kidane a commencé sa carrière au milieu des années 1990s comme rédacteur sportif en Ethiopie, son pays natal. Au déclenchement de la guerre frontalière avec l’ Erythrée en mai 1998, Kidane était parmi les plus de 65.000 érythréens qui furent déportés.

Kidane débarqua brusquement à  la capitale érythréenne, Asmara, étant étranger dans sa mère patrie. «Il avait des difficultés avec  la langue Tigrinya [locale], surtout à l’écrit, ainsi je lui ai dit d’écrire en Amharique» a dit Khaled Abdu, co-fondateur et rédacteur en chef du défunt hebdomadaire indépendant, Admas. M. Abdu embaucha Kidane comme éditeur sportif de ce journal après l’avoir rencontré durant l’été de 1999.

La rubrique sportive de Kidane mis l’accent sur la couverture des championnats européens de football et de la coupe du monde. Son équipe favorite était le prestigieux club espagnol, Real Madrid, a rappelé M. Abdu.

Le conflit faisant rage, Admas, comme la plupart des organes de la presse privée de l’ Erythrée, adopta une position soutenant l’effort de guerre du gouvernement. « Il n y’avait aucune possibilité de critique » a dit M. Abdu. Lorsque Admas publia des articles contestataires, des arrestations et des menaces du gouvernement s’ensuivirent, forçant ainsi M. Abdu lui-même à s’exiler en 2000.

Au mois de mai de cette année, les autorités reconnurent les compétences de Kidane en Amharique et sa connaissance de l’Ethiopie, l’intégrant ainsi dans la fonction publique comme présentateur pour les programmes en langue Amharique, alors débutants, des stations publiques de télévision « Eri-TV»,  et de Radio « Dimtsi Hafash » (la voix des larges masses). Ces programmes avaient pour but de diffuser la propagande anti-éthiopienne, avec une importance accordée aux opinions des dissidents éthiopiens. Comme reporter attitré du ministère de l’information, Kidane couvrit aussi des matches de football de la ligue européenne sur la station Zara FM, orientée vers les jeunes, et Canal 2 télévision, selon ses anciens collègues.

Par un étrange coup du sort, l’aisance de Kidane à s’exprimer en Amharique fit de lui une célébrité comme acteur de film et de théâtre. Il incarna les personnages d’infâmes officiers militaires éthiopiens dans des films produits par l’état et des pièces de théâtre sur scène relatant les 30 années de résistance armée de l’Erythrée contre les occupants éthiopiens. Le pays célébrait encore ses Tegadelti—les anciens combattants du Front de Libération du Peuple Erythréen au pouvoir, connus pour leurs uniformes en khaki et leurs sandales noires.

Dans un  tel film, « Anbelbeli », Kidane revêtit l’uniforme vert d’un impitoyable colonel éthiopien qui exécute des villageois et ordonne le pilonnage des positions ennemies, avant d’être tué lorsque les Tegadelti renversent vaillamment son avant-poste. Durant la célébration annuelle de l’Indépendance de l’Erythrée, des centaines de personnes s’affluaient sur l’Avenue de la Libération d’Asmara pour voir Kidane jouer des rôles similaires dans des pièces de théâtre de rue.

Pendant un moment, son service national forcé lui a permis d’être épargné des pires abus de la sévère répression du gouvernement contre la presse.

Le 18 septembre 2001, juste une semaine après les attentats terroristes contre les Etats-Unis, une scission entre les réformateurs et les conservateurs au sein de l’élite au pouvoir éclata et aboutit à l’interdiction sommaire de la presse privée et à l’arrestation de plus d’une dizaine de journalistes indépendants. Un proche ami de Kidane, éditeur de Admas du nom de Saïd Abdelkader, était parmi au moins 15  journalistes jetés en prison sans chef d’accusation ou jugement pour leur couverture critique du régime de plus en plus autoritaire du dirigeant rebelle vénéré, Issayas Aferwerki. M. Abdelkader et les autres n’ont plus jamais été revus peu de temps après leurs détentions.

Kidane lui-même a été placé en détention pendant une semaine dans un camp militaire à Sawa en janvier 2006, lors de l’une des fréquentes opérations de cantonnement de journalistes et d’autres citoyens, a souligné un collègue et camarade prisonnier de Kidane. La raison n’était pas claire. « Rien ne s’est passé. Nous étions là-bas à jouer aux cartes entre nous pendant plusieurs jours », a ajouté son collègue.

Pendant toute l’année 2006, face à des séries d’intimidation, plusieurs journalistes de la presse gouvernementale érythréenne s’enfuirent du pays, certains à pied, selon les recherches du CPJ. En novembre, pour en intimider d’autres et les empêcher de faire de même, les autorités arrêtèrent Kidane et au moins huit autres journalistes d’état. Kidane fut interrogé au sujet de sa correspondance par e-mail, selon une source, et plusieurs prisonniers furent prétendument battus.

Tous les journalistes furent relâchés sans chef d’accusations après plusieurs semaines, mais Kidane fut hospitalisé pour des troubles respiratoires contractés durant sa détention, selon la même source. Les autorités lui interdirent de quitter Asmara.

Cette détention semblait  pousser Kidane, angoissé pendant longtemps, à l’action.

La culture du ministère de l’information qui encourageait l’espionnage entre les employés, avait tourmenté Kidane. Selon un de ses anciens collègues, « Il fallait être prudent, même sur le ton de certaines plaisanteries reflétant une quelconque position contre le gouvernement ». « C’est dur pour moi car je suis un homme sensible » , a une fois écrit, Kidane, exprimant sa frustration.  Kidane, qui aimait écrire des poèmes était limité à écrire des vers nationalistes et anti-éthiopiens, « des proverbes, des nouvelles étonnantes, des faits, des compte-rendu, etc. », dans le quotidien d’état, Hadas Eritrea,  selon une de ses notes personnelles obtenues par le CPJ.

Kidane, né en Ethiopie, ne s’est jamais senti à l’aise en Erythrée non plus.  « Il était visiblement frustré », a dit  M. Abdu. « Il m’a dit qu’il avait vécu en Ethiopie toute sa vie ».  Kidane se battait également pour soutenir sa femme et sa fille, selon un de ses amis.

En juin, il se mit en route à pied  pour le Soudan dans l’espoir de commencer une nouvelle vie.

Il y’a approximativement 130.000 réfugiés érythréens dans l’est du Soudan, avec environ 120 chercheurs d’asile qui arrivent chaque semaine, selon Annette Rehrl, un porte-parole du haut commissaire des Nations Unies  pour les réfugiés au soudan.

Au moins 19 journalistes se sont enfuis de l’ Erythrée depuis 2002 en réponse aux menaces, au harcèlement, et à l’emprisonnement— le troisième plus grand nombre au monde, selon des données d’une étude du CPJ.  Le monopole absolu du gouvernement sur les médias locaux, la crainte de représailles parmi les familles des prisonniers et les strictes restrictions sur le mouvement de tous les étrangers, ont amené le CPJ en 2006  à considérer l’ Erythrée comme un des 10 pays où la censure se pratique le plus au monde.

Beaucoup de réfugiés s’enfuient pour échapper à des années de service national obligatoire, alors que d’autres partent suite à l’arrestation ou la disparition d’un parent, selon Mme Rehrl. Le service national obligatoire enrôle de force la population physiquement apte pour le service militaire, l’agriculture, la construction et la fonction publique, qui durent souvent plusieurs années.

L’Erythrée qui fait environ 4,9 millions d’habitants, force la plus grande proportion de citoyens dans le monde au service militaire, formant ainsi la plus grande armée de l’Afrique du sud du Sahara, selon des chiffres des Nations Unies. Après avoir livré deux guerres sanglantes contre l’Ethiopie voisine, son ennemi juré, la nation de la mer rouge est apparemment sur un pied de guerre permanent.

Les autorités effectuent souvent des opérations de cantonnement de citoyens, y compris de fonctionnaires comme Kidane, en réponse à des menaces perçues d’agression éthiopienne. Même le ministère de l’information dispose d’armes d’artillerie pour repousser toute attaque éthiopienne.  Surplombant Asmara à partir d’une colline fortifiée appelée Forto, le complexe moderne du ministère occupe l’ancien site de la principale base militaire coloniale de l’Italie.

Des enquêtes internationales sur les journalistes détenus, particulièrement ceux emprisonnés lors des arrestations en masse de 2001, ont été ignorées ou accueillies avec hostilité. « C’est une question  érythréenne, qu’on nous laisse la gérer », a dit le ministre de l’information Ali Abdu en juin dernier lorsqu’il lui a été demandé de confirmer la mort en prison de l’ancien combattant résistant devenu journaliste Fesshaye Yohannes, dit «Joshua», l’éditeur primé du défunt quotidien indépendant, Setit.

Le 7 juin, 2007, Paulos Kidane rejoignit un groupe de sept demandeurs d’asile qui voulaient traverser la frontière du Soudan. Kidane, par ses plaisanteries et sa bonne humeur fit passer de rares moments de joie à ses camarades de fortune pendant que ce groupe traversait péniblement les basses terres de Gash Barka sous des températures de plus de 40 degré Celsius, souligne une femme qui a voyagé avec lui et qui a parlé au CPJ avec l’aide d’un interprète.

Cependant, sept jours de marche— se nourrissant de rations à sec, d’eau et de lait en poudre—finirent par terrasser Kidane, le seul journaliste et le plus âgé du groupe. Etant épileptique, il piqua une crise violente et s’évanouit temporairement. Terriblement secoué, nécessitant du repos et souffrant aussi de douloureuses ampoules aux pieds, Kidane supplia ainsi ses compagnons de continuer sans lui, a dit la femme, se fondant en larmes. Il a  fallu confier le journaliste à des résidents d’un proche village regorgeant d’indicateurs du gouvernement.

C’est la dernière fois que Kidane a été vu en vie. Il avait 40 ans.
 
La condition de Kidane n’était pas critique lorsque le groupe l’a laissé, a souligné la femme avec insistance, ajoutant que même s’il était victime de complications, il aurait pu survire s’il avait reçu un traitement médical adéquat. Elle pense que Kidane a pu être capturé par les forces de sécurité de l’état.

Plus d’un mois après l’annonce de la mort de Kidane par des sites web de la diaspora érythréenne, les autorités érythréennes n’avaient toujours pas publiquement confirmé de telles nouvelles. Dans une interview au téléphone avec le CPJ en août dernier, M. Abdu, le ministre érythréen de l’information, a finalement reconnu que le journaliste est décédé en tentant de quitter le pays, mais il n’a donné aucune information sur les circonstances. « Nous ne savons pas », a-t-il dit.

Ce qu’on sait c’est que le gouvernement Erythréen est responsable pour avoir créé les conditions étouffantes fondées sur l’exploitation des individus qui ont poussé Paulos Kidane à s’enfuir. Il voulait poursuivre ses passions. Au lieu de cela, sa carrière et sa propre vie lui ont été arrachées.

Mohamed Keita est l’attaché de recherche du programme du CPJ en Afrique.

« Return to title page