Les bloggeurs du Moyen-Orient: la rue mène à l’expression en ligne

Au Moyen-Orient et en Afrique du Nord, où le changement politique se produit lentement, le blogage est devenu depuis des années un moyen sérieux de commentaire social et politique et tant qu’une cible de répressions gouvernementales. Par Mohamed Abdel Dayem


14 octobre 2009

Avant l’élection présidentielle de juin dernier, le gouvernement iranien avait bloqué l’accès à plus d’une dizaine de sites de réseautage social et de sources d’information en ligne perçus comme étant partisans des candidats de l’opposition. Plusieurs heures avant l’ouverture du scrutin, le réseau SMS, ou service de messages courts pour téléphones mobiles, a été perturbé et est resté hors service pendant des semaines. Le lendemain de l’élection, le gouvernement a fermé le service de téléphonie mobile pendant une journée entière.

Des agents de sécurité à Téhéran ont bastonné un manifestant à la suite des élections contestées de juin dernier. (AFP)
Des agents de sécurité à Téhéran ont bastonné un manifestant à la suite des élections contestées de juin dernier. (AFP)

La répression pré- et postélectorale du gouvernement iranien contre la communication numérique illustre à quel point il considère le discours électronique comme une menace redoutable pour son emprise sur le pouvoir. Outre les étudiants, les juristes et les journalistes traditionnels, les bloggeurs ont été ciblés et arrêtés lors des rafles postélectorales. Au moins sept bloggeurs figuraient parmi les dizaines de journalistes arrêtés et emprisonnés pour leurs reportages et leurs commentaires.

L’Iran est à la pointe de la répression contre journalisme en ligne au Moyen-Orient, combinant des tactiques de la vieille école tels que les détentions et le harcèlement avec des techniques plus récentes comme le blocage de services en ligne et la surveillance. Il a aussi fermement élargi, voire étendu,  les vieilles restrictions légales contre le journalisme écrit et parlé au niveau des médias en ligne.

Les tactiques utilisées par les autorités iraniennes, bien qu’elles soient flagrantes, sont employées à des degrés divers dans toute la région, de l’Egypte à l’Arabie saoudite, de la Tunisie à la Syrie. Une enquête menée par le CPJ pendant plusieurs mois montre que de nombreux gouvernements de cette région utilisent des stratégies nouvelles et éprouvées contre les journalistes en ligne, ce qui indique que le blogage est devenu un front crucial dans la lutte pour la liberté de la presse dans cette région.

• Recommandations
English version 
• العربية 
فارسى

Le blogage a prospéré au Moyen-Orient du fait du taux exceptionnellement élevé de croissance en matière d’utilisation d’Internet dans la région et du paysage excessivement restrictif pour les médias traditionnels. Cette connexion entre la démographie et la répression a poussé des militants, des journalistes, des juristes et d’autres à recourir à l’Internet où ils expriment leur différence d’opinion et rapportent des informations d’une manière inimaginable auparavant. Internet World Statistics, une société d’études de marché qui compile des données en ligne, rapporte que le nombre d’utilisateurs d’Internet dans cette région a été multiplié par 13 entre 2000 et 2008, dépassant de loin le niveau mondial qui a doublé pendant la même période. Une étude menée en juin 2009 par le  Centre Berkman pour Internet et la Société, un institut de recherche à l’Université Harvard, estime que la blogosphère en langue arabe comprend environ 35.000 blogs régulièrement mis à jour. La blogosphère persane, selon une autre étude du Centre Berkman en 2009, comprend 70000 blogs actifs. Les blogs iraniens sont tellement répandus que Technorati, un moteur de recherche de blog et un service d’indexation, classe le persan, une langue parlée par seulement 75 millions de personnes dans le monde entier, parmi les 10 langues de blogage les plus populaires du Web.

Le CPJ défend les bloggeurs qui satisfont aux préceptes journalistiques fondamentaux: leur travail consiste  naturellement à faire des reportages ou des commentaires fondés sur l’information. Tandis que la grande majorité des blogs ne satisfont pas à cette norme journalistique, le CPJ et d’autres analystes estiment qu’il ya plusieurs centaines, voire des milliers de blogs dans cette région qui examinent de façon critique des questions d’intérêt public que les médias traditionnels, entravés par leur appartenance au gouvernement ou  par les vieilles interdictions strictes de ce dernier, ne peuvent souvent pas couvrir.

Wael Abbas, lauréat en 2007 du prix Knight du journalisme international, a été menacé pour cause de blogage au sujet de la torture policière. (Centre international pour le journalisme)
Wael Abbas, lauréat en 2007 du prix Knight du journalisme international, a été menacé pour cause de blogage au sujet de la torture policière. (Centre international pour le journalisme)

Prenons l’exemple de l’égyptien Wael Abbas, qui a commencé le blogage  en février 2005. En mettant l’accent sur des questions nationales, Abbas a attiré un public fidèle mais modeste dans sa première année de blogage. Mais aprés avoir posté une vidéo de torture policière en 2006, il déclencha un tollé étonnant et modifia la nature du blogage dans la région. Les Egyptiens avaient longtemps entendu des anecdotes sur la torture en détention, mais la vidéo en fournissait les preuves. Cette vidéo ainsi que d’autres tout aussi accablantes postées par Abbas et d’autres ont finalement abouti à la condamnation de plusieurs policiers. Avant novembre 2008, a dit Abbas, des millions de visiteurs étaient venus à son blog.

« Je couvre ces sujets parce que je vois un manque de rapportage » dans les autres médias, a-t-il déclaré. Abbas, qui a reçu plusieurs prix internationaux de la presse et des droits de l’homme, a une assez bonne réputation pour dissuader les autorités de prendre les plus sévères mesures de rétorsion, mais il demeure qu’il a été détenu, fouillé, et harcelé à deux reprises à l’aéroport du Caire. À une occasion, son ordinateur portable a été confisqué.  Abbas a également déclaré au CPJ qu’il avait reçu plusieurs appels téléphoniques menaçants, qu’il avait été enlevé en pleine rue et détenu pendant des heures et aussi calomnié à la télévision et en ligne comme étant un criminel, ce qui l’a empêcher de trouver un emploi régulier.

Mohamed Khaled, un autre bloggeur égyptien qui a également posté des vidéos de torture, a dit qu’il s’est senti contraint au risque de harcèlement. Quand il est tombé sur les images de torture pour la première fois, il a dit : « je n’en croyais pas mes yeux. Les gens devaient voir cette barbarie. … Ça en vaut le risque ». 

Les lois et les cadres réglementaires
Le blogage est contrôlé  par des dispositions règlementaires imbriquées qui varient dans toute la région. L’Iran utilise le plus complexe  des système de restrictions légales à plusieurs niveaux, mais pratiquement tous les pays de la région s’appuient sur trois types de lois essentielles pour restreindre l’expression en ligne: les vieilles dispositions des lois sur la presse et des codes pénaux, les lois d’exception, et les lois et décrets émergents spécifiques au Web.

Les codes pénaux et les lois sur la presse dans la région sont généralement en proie à des dispositions vaguement définies qui pénalisent toute critique à l’égard du gouvernement et tout matériel jugé insultant pour les autorités religieuses et publiques. En Syrie, le bloggeur Karim al-Arbaji, qui a été arrêté en juin 2007, a croupi en prison jusqu’en septembre 2009, lorsqu’il fut finalement condamné à trois ans de prison par une Cour de sûreté de l’État pour « propagation de fausses nouvelles qui ont affaibli le sentiment national », conformément à l’article 286 du code pénal syrien. Selon le Réseau arabe d’information sur les droits de l’homme,  les prétendus aveux d’al-Arbaji ont été arrachés sous la torture et d’autres formes de contrainte. Le Centre syrien pour les médias et la liberté d’expression décrit les accusations contre Al-Arbaji comme étant sans fondement.

En Iran, la loi sur la presse interdit la publication de tout ce qui « promeut des sujets qui pourraient nuire à la fondation de la République islamique » ou qui « propage le luxe et l’extravagance ». Les amendements en 2000 ont étendu la loi à toutes les formes de médias électroniques.

Avant la répression massive de cette année, les autorités iraniennes avaient emprisonné au moins 23 bloggeurs et journalistes en ligne pendant une période de quatre mois en 2004. La plupart étaient accusés de diverses violations de la sécurité, notamment l’espionnage, tandis que d’autres étaient accusés d’infractions à la morale. Certains ont été torturés et forcés de faire de « faux » aveux, selon des médias et des entrevues du CPJ avec plusieurs bloggeurs. La plupart ont été relâchés après avoir payé des cautions exorbitantes, mais quatre bloggeurs, qui ont tous été torturés, restèrent en détention et n’ont été libérés qu’après avoir accepté de rédiger des lettres attestant qu’ils ont été bien traités pendant leur détention et « avoué »  toutes ou une partie des accusations retenues contre eux.

La Syrie a élargi sa loi sur la presse pour interdire les sites Internet de publier tout  contenu politique, sauf s’ils sont spécifiquement autorisés à le faire. La publication de « mensonges » ou de « reportages fabriqués» est passible d’amendes et de peines de prison.

Le bloggeur égyptien Karim Amer est en train de purger une peine de quatre ans de prison pour « insulte à l'islam ». (Reuters)
Le bloggeur égyptien Karim Amer est en train de purger une peine de quatre ans de prison pour « insulte à l’islam ». (Reuters)

Les autorités égyptiennes recourent à la loi sur la presse de 1996 du pays, qui autorise la poursuite pénale pour le crime nébuleusement défini comme la « propagation de fausses nouvelles », et au code pénal qui interdit tout matériel jugé insultant. Le bloggeur Karim Amer est en train de purger une peine de quatre ans de prison après avoir été reconnu coupable en 2007 d’avoir insulté l’islam et le président en vertu des dispositions du code pénal. Dans ses articles, Amer s’était moqué de l’autorité du président égyptien et des institutions religieuses. Il a été le premier bloggeur égyptien jugé et condamné explicitement pour des écrits en ligne, selon des recherches du CPJ.

L’Egypte et la Syrie étouffent aussi le blogage à travers l’utilisation de lois d’exception, qui offrent peu de protections constitutionnelles. En Syrie, la loi accorde de  larges pouvoirs pour contrôler et arrêter «toutes les formes d’expression » et permet aux autorités de faire juger les coupables par un tribunal militaire pour des délits ambigus tels que les « crimes constituant un danger global ». Au moins 11 bloggeurs syriens ont été condamnés en vertu de la loi d’exception, et beaucoup ont purgé une peine de prison, indiquent les recherches du CPJ.

Les excès de lois d’exception sont illustrés par le cas du Mossad Abu Fagr, un bloggeur et écrivain égyptien par ailleurs militant social pour la communauté bédouine, qui écrit au sujet des problèmes sociaux et politiques sur Wedna N`ish. Abu Fagr, arrêté en 2007 et accusé en vertu d’une loi d’exception de délits d’incitation à l’émeute et de conduite sans permis, a été acquitté en février 2008, mais pas libéré. Jusqu’ici, au moins 13 ordonnances judiciaires ont été délivrées pour que ce bloggeur soit libéré. Puisque que le ministère de l’Intérieur ne peut pas directement violer les ordonnances judiciaires, il utilise ainsi la loi d’exception pour les contourner. Immédiatement après chaque ordre de libération, avant même qu’Abu Fagr n’ait le temps de quitter sa cellule de prison, le ministère émet un nouvel ordre administratif pour son maintien en détention. Les dispositions de la loi d’exception sont telles que le gouvernement peut utiliser cette stratégie indéfiniment.

L’ayatollah Ahmad Jannati préside le Conseil des gardiens de l’Iran, qui, cette année, a approuvé le code pénal sévère sur la cybercriminalité. (Morteza Nikoubazl/Reuters)
L’ayatollah Ahmad Jannati préside le Conseil des gardiens de l’Iran, qui, cette année, a approuvé le code pénal sévère sur la cybercriminalité. (Morteza Nikoubazl/Reuters)

Certains pays, menés par l’Iran, se sont tournés vers les lois ou décrets qui réglementent explicitement l’expression en ligne. Cette année, le Conseil des gardiens de l’Iran, un puissant organe de 12 membres qui est chargé de superviser les élections et d’interpréter la Constitution, entre autres tâches, a approuvé le code pénal sur la cybercriminalité, qui est entré en vigueur en juillet dernier. En exigeant des prestataires de services Internet de conserver les enregistrements de toutes les données des clients pendant au moins trois mois, la loi permet au gouvernement de recueillir de façon plus efficace des informations sur les utilisateurs et leurs pratiques en ligne. S’attendant à une lourde charge de travail, la pouvoir judiciaire a annoncé qu’il avait créé un département distinct au sein du bureau du procureur pour s’occuper des infractions en vertu code pénal sur la cybercriminalité.

Une autre loi troublante est dans une phase délibérative. Si cette mesure est adoptée, l’expression en ligne serait perçue comme étant « contre la volonté de Dieu» pour être passible d’une peine de mort. Le projet de loi a été approuvé par une commission parlementaire en février et attend l’approbation du parlement et du Conseil des gardiens. La pénalité va au delà des dispositions analogues de la loi sur la presse.

D’autres gouvernements cette région sont en train d’adapter des lois au journalisme en ligne. Les Émirats arabes unis ont promulgué la loi de 2006 sur la cybercriminalité, qui fixe des amendes de 20.000 dirhams (environ 5.400 dollars américains) et des peines de prison pouvant aller jusqu’à un an pour un certain nombre d’actes en ligne vaguement définis, tels que « la suppression, la destruction ou la révélation de secrets ou la republication d’informations personnelles ou officielles », ou l’insulte à la religion ou aux valeurs familiales. Deux hommes qui ont dirigé un forum en ligne ont été reconnus coupables et condamnés à payer une amende en 2007 en vertu de la loi, pour avoir permis un à matériel prétendument diffamatoire d’être posté par un commentateur.

La Tunisie, l’Oman et la Jordanie ont mis en place des ordres verbaux ou des décrets écrits qui étendent la responsabilité civile et pénale aux fournisseurs de services internet, aux propriétaires de cybercafés, aux propriétaires de serveurs Web, les obligeant ainsi à surveiller et à signaler les infractions. L’Arabie saoudite se fonde sur une résolution de 2001 du Conseil des ministres, qui a le poids d’un décret exécutif, pour réglementer l’utilisation d’Internet. La résolution interdit à tous les internautes de publier ou d’accéder à « toute chose opposé à l’État ou à son système ».

En Egypte, le ministère de l’Intérieur a créé une Direction de l’informatique et de la cybercriminalité en 2002. Officiellement conçue pour lutter contre la cybercriminalité, elle s’est engagé dans une « poursuite acharnée des bloggeurs et des journalistes citoyens, s’immisçant dans leur vie privée, s’introduisant dans leurs comptes personnels et utilisant leurs blogs contre eux », s’est lamenté le bloggeur égyptien, Mostafa El Naggar.


L’intimidation, les arrestations, le harcèlement
Les
bloggeurs, de par leur nature, peuvent être plus isolés et, par conséquent, plus vulnérables aux attaques que leurs homologues des autres médias. Ils travaillent souvent pour eux-mêmes, en tant qu’individus, et n’ont pas le genre de soutien organisationnel, notamment des avocats et l’argent, qui peuvent aider à les mettre à l’abri de tout harcèlement. Ce n’est que maintenant que les bloggeurs commencent à former le genre d’organisations professionnelles que les journalistes des autres médias ont créé pour tenter de repousser les mesures répressives.

Bien que des données régionales complètes doivent encore être recueillies, les recherches du CPJ et d’autres groupes de défense des droits de l’homme ont trouvé des centaines d’exemples dans lesquels les bloggeurs ont été victimes de harcèlement, d’intimidation et de détention ces dernières années. Les tactiques des autorités peuvent varier, mais l’objectif est souvent le même: convaincre un bloggeur que le tribut à payer pour un bras de fer avec l’État l’emporte de loin sur tout avantage.

L’utilisation de convocations policières répétées et non confirmées est une tactique préférée, la police et les agents de sécurité égyptiens ont développé une affinité particulière pour cette pratique. Marwa Mostafa, un avocat du Service d’assistance judiciaire pour la liberté d’expression au Réseau arabe d’information sur les droits de l’homme basé au Caire, a déclaré au CPJ qu’elle et ses collègues avaient traité 160 cas de harcèlement de bloggeurs dans les six premiers mois après la création de son service en 2008.

Les autorités ont également cherché à intimider les bloggeurs en s’attaquant à leurs familles. Lorsque le bloggeur iranien Sina Motalebi s’est enfui de son pays en 2004, les autorités ont arrêté son père pour le contraindre à revenir ou au moins à cesser le blogage. (Motalebi arrêta le blogage pendant un moment, mais l’a finalement repris.) En 2001, le tunisien Mokhtar Yahyaoui, un ancien juge devenu bloggeur après qu’il a été licencié pour avoir critiqué le manque d’indépendance du pouvoir judiciaire, a déclaré au CPJ que sa fille, une étudiante à Paris, avait attendu des mois pour un simple renouvellement de son passeport.

Le bloggeur Mohamed Abbou a fait l'objet d'une campagne de dénigrement vicieux. (AFP)
Le bloggeur Mohamed Abbou a fait l’objet d’une campagne de dénigrement vicieux. (AFP)

Les gouvernements et les substituts ont également recouru à des tactiques de diffamation pour discréditer les bloggeurs, selon des recherches du CPJ. Les autorités tunisiennes ont orchestré des attaques expresses au vitriol contre les bloggeurs : en juin, par exemple, les journaux et les sites Web appuyés par le gouvernement ont soumis l’avocat des droits de l’homme et journaliste en ligne, Mohamed Abbou, à des agressions calomnieuses sur ses pratiques sexuelles. En Egypte, un journaliste travaillant pour un journal d’État a fait campagne contre Abdelmonem Mahmoud, un bloggeur qui a révélé des erreurs dans un procès militaire, le décrivant comme une menace à la sécurité nationale qui devrait être arrêté.

Les interdictions de voyage et d’autres restrictions de mouvement sont de vieilles méthodes que les gouvernements ont adaptées pour freiner les bloggeurs gênants. Le  bloggeur et militant iranien Emadeddin Baghi, qui a déjà purgé trois peines de prison et a été convoqué au tribunal des dizaines de fois depuis 2003, est l’un des nombreux bloggeurs iraniens interdits de voyager à l’étranger. Abdallah Zouari, un journaliste tunisien qui a passé 11 ans en prison pour le travail de son journal, a enduré sept ans de « contrôle administratif »  gouvernemental après qu’il a été libéré en 2002 et a commencé le blogage. Sous cette forme d’assignation à résidence, le gouvernement l’a placé dans une maison à 300 miles de sa famille, a restreint ses mouvements, limité sa capacité à travailler, lui a interdit d’utiliser les cybercafés et l’a placé sous surveillance policière constante. Son supplice a finalement pris fin en août dernier, lorsqu’il a été autorisé à retrouver sa famille. Le journaliste et bloggeur tunisien Slim Boukhdhir se voit refusé un passeport depuis Novembre 2007, tandis que son compatriote avocat et écrivain en ligne, Mohamed Abbou,  s’est vu empêché de voyager au niveau international à sept reprises entre 2007 et juin 2009, lorsqu’il a finalement été autorisé à quitter le pays.

Lorsque ces tactiques ne réussissent  pas à dissuader les bloggeurs critiques d’écrire, les gouvernements ont démontré leur volonté d’emprisonner de façon sélective ceux qui expriment leurs opinions critiques en ligne.

L’emprisonnement des bloggeurs a un double effet : non seulement le bloggeur est réduit au silence, mais l’arrestation intimide les autres. L’iranien Motalebi, qui a été déjà arrêté, a déclaré à un auditoire lors d’une conférence d’Amnesty International en juin 2007 que ses interrogateurs semblaient être résolus à démontrer le tribut du blogage. Il a indiqué qu’un interrogateur lui a dit: «Il ya un lourd tribut à payer pour le blogage, et nous voulons que tu en serves d’exemple. Oui, nous ne pouvons pas retrouver chaque bloggeur qui critique notre gouvernement, mais nous pouvons les effrayer ». 

Cette posture est commune. En 2006, l’Egyptien Alaa Abd El-Fatah a été détenu pendant 45 jours sans inculpation après avoir écrit dans son blog en faveur des juges réformateurs et pour une meilleure surveillance électorale. El-Fatah était parmi les nombreux bloggeurs égyptiens qui avaient pris de telles positions, mais il semblait être ciblé en raison de son importance. En Syrie, le bloggeur Tariq Biasia été arrêté en 2007 pour un seul commentaire ayant critiqué les services de sécurité. Un an plus tard, une cour de sûreté de l’État l’a jugé coupable de « saper le sentiment national » et l’a condamné à trois ans de prison.

De nombreux Tunisiens ont été scandalisés par l'emprisonnement du bloggeur Zouhair Yahyaoui. Dans cette photo de 2003, le juge Mokhtar Yahyaoui se tient débout à côté d'une affiche de son neveu incarcéré. Zouhair Yahyaoui est décédé peu après sa libération de prison. (Mohamed Hammi/Reuters)
De nombreux Tunisiens ont été scandalisés par l’emprisonnement du bloggeur Zouhair Yahyaoui. Dans cette photo de 2003, le juge Mokhtar Yahyaoui se tient débout à côté d’une affiche de son neveu incarcéré. Zouhair Yahyaoui est décédé peu après sa libération de prison. (Mohamed Hammi/Reuters)

De nombreux gouvernements de la région du Moyen-Orient ont des records déplorables quant au traitement des bloggeurs incarcérés. Un certain nombre de bloggeurs éminents ont déclaré au CPJ, à des organismes d’informations et des groupes de défense des droits humains qu’ils ont été torturés en détention. L’un des premiers bloggeurs tunisiens, Zouhair Yahyaoui, condamné pour publication de fausses informations, a déclaré au CPJ en 2004 qu’il a subi un traitement horrible: suspendu au plafond, roué de coups de pied, de gifles et de coups de poing. La nourriture était pourrie, les cellules sales et les soins de santé médiocres. Yahyaoui a mené plusieurs grèves de la faim pour protester contre le traitement qu’il a subi pendant 531 jours derrière les barreaux. Seize mois après sa libération, il mourut d’une crise cardiaque à l’âge de 36 ans.

Le bloggeur iranien Omidreza Mirsayafi, reconnu coupable d’avoir insulté le gouvernement et les chefs religieux, venait de purger un mois sur sa peine de 30 mois de prison lorsqu’il a prétendument commis un suicide. Les autorités n’ont publié aucun détail sur sa mort et ont refusé d’autoriser une autopsie. Une photographie publiée par le service persan de la Voix de l’Amérique a montré  que Mirsayafi souffrait de contusions graves.


Une offensive de la technologie
Les gouvernements s’engagent dans quatre catégories d’ingérence essentielles : le blocage ou le filtrage de contenu vu par les visiteurs nationaux, la suppression de tout matériel outrageant des sites basés au niveau national, le filtrage des communications électroniques, et la surveillance des communications électroniques. Beaucoup de pays de la région filtrent activement le contenu Internet, l’Arabie saoudite, l’Iran et la Tunisie étant les plus à blâmer dans ce domaine, selon l’OpenNet Initiative, un partenariat universitaire qui étudie la censure d’Internet. Le Yémen, le Soudan, le Syrie s’adonnent à un filtrage extensif mais plus sélectif. Le Maroc et la Jordanie filtrent une tranche étroite du contenu pour des raisons politiques distinctes. L’Égypte, l’Algérie, le Liban et l’Irak s’adonnent rarement, voire jamais, au filtrage de contenu, selon des recherches d’OpenNet Initiative.

Le trafic Internet en Iran, en Égypte, en Tunisie, en Arabie Saoudite, en Algérie et aux Émirats arabes unis passe par des serveurs contrôlés par l’État, ce qui  facilite la surveillance ou la perturbation du contenu. Certains pays, comme l’Egypte, ne s’adonnent probablement pas au filtrage, mais ils contrôlent les données. Gamal Eid, directeur exécutif du Réseau arabe d’information sur les droits de l’homme, a dit que les informations recueillies lors de la surveillance du trafic numérique sont systématiquement partagées avec les organismes d’État et utilisées pour identifier des cibles en vue d’engager des poursuites judiciaires.

Grâce à leur régime de surveillance et de filtrage complexes, les gouvernements iranien et tunisien emploient la technologie pour atteindre deux objectifs: surveiller, intercepter ou modifier les données et bloquer le contenu. En juin dernier, le Wall Street Journal a rapporté que l’Iran a acquis auprès de la coentreprise Nokia Siemens Networks un système de surveillance qui permet aux opérateurs d’identifier, de traquer et d’interrompre des données, notamment les conversations téléphoniques mobiles, les messages texte, les courriels et tout autre matériel sur Internet. Lauri Kivinen, directeur des affaires corporatives chez Nokia Siemens Networks, a déclaré que le système a été conçu pour surveiller les communications téléphoniques orales locales uniquement, cependant il a souligné que tous les systèmes peuvent être « abusés » par les opérateurs.

Le régime de filtrage de l’Iran est tellement répandu qu’il a été décrit par de nombreux journalistes et experts en communication comme étant le second après celui de la Chine. Dès 2001, le gouvernement a ordonné aux fournisseurs de services Internet de filtrer les contenus. Il a créé en 2002 un comité interministériel chargé d’identifier régulièrement une liste exhaustive de sites à bloquer et des mots clés à filtrer, selon l’Autorité de régulation des télécommunications de l’Iran. L’Iran a également commencé à développer une technologie pour identifier et bloquer les sites Web indésirables, notamment les blogs.

Les militants, les dissidents et les bloggeurs tunisiens ont longtemps soupçonné l’ingérence du gouvernement dans leurs communications numériques, révèlent des recherches du CPJ. Des courriels qui leur sont envoyés à partir de certaines sources n’apparaissent pas fréquemment pas dans leurs boîtes de réception, ou ils y arrivent modifiés ou retardés. En octobre 2008, des vandales non identifiés se sont introduits dans le site Web d’information indépendant tunisien, Kalima, basé en France, le fermant et détruisant huit ans d’archives. « Les seuls qui ont bénéficié de cette attaque étaient les autorités », a dit Lotfi Hidouri, le directeur de publication du site. Kalima, qui publie des critiques cinglantes à l’égard du gouvernement ainsi que des articles sur la torture et les atteintes aux droits humains, a vu son personnel détenu et régulièrement harcelé.

L’Arabie saoudite, qui a l’un des régimes de filtrage les plus complets de la planète, bloque de nombreux blogs aussi bien que des sites Web religieux, politiques de même que des sites Web sur les droits de l’homme ainsi que la traduction en ligne ou des services proxy. D’autres pays de la région emploient des logiciels de filtrage disponibles sur le marché afin d’identifier et de bloquer le contenu avec plus ou moins d’efficacité. Le Maroc, par exemple, bloque efficacement l’accès aux sites qui critiquent la famille royale ou prônent l’indépendance du peuple sahraoui du Sahara occidental. Le régime de filtrage du Yémen, bien que techniquement inférieur, est extensif, selon OpenNet Initiative. Le Bahreïn, qui a pendant des années filtré le contenu politique et social de manière aléatoire, a ordonné en janvier 2009 aux fournisseurs de services Internet de bloquer des sites sur avis du  ministère de la Culture et de l’Information. Selon le Centre pour les droits de l’homme de Bahreïn et les recherches du CPJ, plus de 1000 sites Web avaient été bloqués avant septembre dernier.


Le blogage en 2010 et au-delà

Une femme dans un cybercafé à l'ouest de Téhéran. (Reuters)
Une femme dans un cybercafé à l’ouest de Téhéran. (Reuters)

Comme des champignons de connectivité Internet, la popularité des blogs a de temps à temps rivalisé les traditionnels médias d’information. Cela est particulièrement vrai avec des sujets sensibles tels que le harcèlement sexuel, la torture et le VIH/SIDA. Sur de tels sujets, les bloggeurs ont repoussé les frontières et fourni des reportages à suivre par les  journalistes traditionnels.

« Certains sujets, en raison d’une culture conservatrice, ne peuvent pas apparaître sur les pages d’un journal. Si on les publie on sera  inondé de plaintes de lecteurs, même s’il n ya aucune objection de la part des autorités », a déclaré Khaled El-Sergany, directeur de publication de du quotidien égyptien Al-Dustour. « Mais les bloggeurs ne doivent pas répondre à un censeur culturel ; leur lectorat est plus progressiste, d’une manière générale. Lorsqu’ils soulèvent certaines questions, qui gagnent en traction, il devient plus acceptable si on les couvre ensuite », a-t-il ajouté.

Le phénomène des blogs reflète à certains égards l’émergence antérieure de la télévision par satellite, un autre médium qui va au delà des frontières et défie la répression gouvernementale facile. Come la télévision par satellite l’a fait à un degré considérable, le blogage est en train de saper le monopole de l’État sur la communication de masse. Les gouvernements ne peuvent pas exercer leur influence sur leurs presses à imprimer, leurs réseaux de distribution, leurs exigences d’accréditation et leurs licences, aussi efficacement qu’ils le font sur les journalistes de la presse écrite et parlée. La présence d’un auditoire large et croissant pour les blogs journalistiques, le caractère sans frontière du blogage, le peu d’obstacles pour qu’un journaliste entre dans la blogosphère et les difficultés que les gouvernements éprouvent pour contrôler la livraison des blogs aux lecteurs (même les sites qui sont bloqués au niveau national peuvent être accessibles à travers les proxies) figurent parmi les principales raisons qui permettent d’être optimiste sur l’avenir des blogs au Moyen-Orient et en Afrique du Nord.

Cela ne veut pas dire que les bloggeurs individuels ou la pratique du blogage journalistique vont inévitablement prévaloir sur la répression gouvernementale. Les bloggeurs individuels font face à des menaces énormes ; le médium dans son ensemble fait face à des défis importants. De plus en plus, les gouvernements créent de nouvelles lois pour réglementer l’Internet et modifier les anciennes pour englober l’expression en ligne. Déjà, les autorités exploitent le caractère isolé des bloggeurs et l’absence de protections institutionnelles pour les journalistes en ligne. Comme le régime iranien en a fait la preuve cette année, les gouvernements sont disposés à prendre des mesures sévères quand ils perçoivent une menace à leur pouvoir.

Pourtant, les excès des gouvernements peuvent avoir un effet inverse, comme ce fut le cas avec les bloggeurs tunisien Zouhair Yahyaoui et égyptien Abd El-Fatah. Yahyaoui était assez populaire avant d’être envoyé en prison, mais son emprisonnement et sa mort prématurée ont fait de lui un martyr de la libre expression déroutée en Tunisie. Abd El-Fatah, qui avait été très peu connu hors des cercles du blogage, devint le messager d’une réforme auprès du grand public après sa détention pendant six semaines.

Le rythme de l’innovation technique suggère également qu’à chaque fois que la technologie, la force brute, ou des systèmes judiciaires politisés  aiguisent l’appétit des gouvernements, des contre-progrès peuvent aussi bien se matérialiser. Un gouvernement peut investir des ressources considérables sur les mesures techniques pour supprimer le blogage contestataire, seulement pour qu’elles soient rendues obsolètes par des programmeurs ingénieux. De nombreux bloggeurs de la région sont à la pointe des innovations pour aider les journalistes en ligne et leurs lecteurs à contourner les restrictions gouvernementales. Le bloggeur égyptien largement lu, Hossam El-Hamalawy, a déclaré au CPJ que les bloggeurs sont «en train d’absorber la culture des outils du Web 2.0. Ils vont influencer notre travail d’une manière que nous pensions inimaginable auparavant ». Un groupe de bloggeurs égyptiens qui sont également des programmeurs informatiques, dont le chef est Amr Gharbeia, font la promotion du savoir-faire technique par le biais de blogs et d’ateliers. Un bloggeur tunisien qui écrit sous le nom d’Astrubal a élaboré un outil pour aider les personnes « qui vivent sous des régimes répressifs » à trouver les pages Web qui sont bloqués dans leur pays. (Son propre blog est bloqué dans son pays natal.)

Cependant, les mesures techniques doivent s’accompagner de solidarité professionnelle. Pour lutter contre la répression gouvernementale, les bloggeurs et leurs avocats doivent s’opposer en chœur contre les lois excessives,  parler avec vigueur au nom des collègues qui sont harcelés et emprisonnés, éduquer les lecteurs et s’assurer de leur soutien. Les bloggeurs commencent maintenant à prendre ces mesures. Un nombre croissant d’associations de bloggeurs cherche à parler d’une voix unifiée; des groupes nationaux et régionaux sont dévoués à être leurs propres avocats et de multiples initiatives locales plaident pour un Internet libre et non censuré. L’objectif est le même que celui des générations précédentes travaillant pour des journaux et des radiodiffuseurs: fixer un prix politique exorbitant pour tout gouvernement qui recourt à des mesures sévères, répressives.

Mohamed Abdel Dayem est le directeur de la section Moyen-Orient et Afrique du Nord du CPJ. Ce rapport est en partie basé sur une mission du CPJ en Egypte.


Recommandations

Aux gouvernements de la région:

  • Amender les dispositions juridiques, qu’elles soient dans le code pénal, la loi sur la presse, ou ailleurs, qui pénalisent la liberté d’expression en ligne, afin de les harmoniser avec les normes juridiques internationales. Libérer toutes les personnes purgeant une peine de prison pour l’expression d’opinions critiques en ligne.
  • Dans la promulgation de lois relatives au Web, s’assurer qu’elles soient conformes au Pacte international relatif aux droits civils et politiques et la Déclaration universelle des droits de l’homme.
  • Cesser la surveillance des communications électroniques privées, sauf en cas d’ordonnance du tribunal fondée sur un besoin avéré de sécurité nationale ou de maintien de l’ordre. Une telle surveillance doit être interprétée strictement et accordée uniquement pour satisfaire un besoin spécifique, impérieux et restrictif.
  • Éliminer les obligations légales contraignant les fournisseurs de services et d’autres tierces parties à surveiller l’utilisation des services par les clients et à communiquer ces informations aux autorités.

Aux entreprises de technologie:

  • Les entreprises qui vendent de la technologie pouvant être utilisée pour identifier et cibler les bloggeurs doivent veiller à ce que leur produit ne soit pas utilisé par les gouvernements pour restreindre la liberté d’expression en ligne. Ces entreprises devraient procéder à une évaluation de l’impact sur les droits de l’homme avant de telles ventes, comme établi par un ensemble de principes formulés par l’Initiative mondial des réseaux, qui vise à garantir que les entreprises de technologie défendent les normes internationales en matière de liberté d’expression.

Au gouvernement des États-Unis d’Amérique:

  • Dans le cadre de leurs relations avec les pays qui harcèlent ou poursuivent les bloggeurs en justice, les représentants du gouvernement des États-Unis d’Amérique devraient se prononcer publiquement en faveur des individus dont le droit à l’expression en ligne est habituellement violé.
  • Réviser les rapports  nationaux annuels du Département d’État sur les droits de l’homme, en amendant l’article 2 (Le respect des libertés civiles) pour inclure un alinéa sur les violations de la libre expression en ligne.

Aux États membres de l’Union européenne:

  • Tirer parti des instruments commerciaux bi- et multilatéraux existants, en particulier la clause des droits de l’homme incluse dans les accords de coopération entre l’UE et les pays tiers, en vue de réduire les violations du droit à l’expression en ligne. 
  • Sur la base d’analyses fournies par les délégations des pays de la Commission européenne, élargir la pratique consistant à prodiguer des conseils aux entreprises de technologie locales, les exhortant à la modération lors de la vente de technologies pouvant être utilisées pour refréner l’expression de dissentiment en ligne.
  • Dans le cadre de leurs relations avec les pays qui harcèlent ou poursuivent les bloggeurs en justice, les représentants de l’Union européenne et ses États membres constitutifs devraient se prononcer publiquement en faveur des individus dont le droit à l’expression en ligne est habituellement violé.
  • Conformément au mandat de l’instrument européen pour la démocratie et les droits de l’homme, la Commission européenne devrait fournir un soutien aux organisations défendant la liberté d’expression et en particulier le droit à l’expression en ligne.
  • La sous-commission des droits de l’homme du Parlement européen devrait tenir une audience en mettant l’accent sur la liberté d’expression en ligne et solliciter les témoignages de bloggeurs, en particulier ceux du Moyen-Orient et de l’Afrique du Nord. Le Parlement européen devrait travailler sur une résolution défendant le droit à la liberté d’expression, en particulier l’expression  en ligne au Moyen-Orient et en Afrique du Nord.